Toutefois, nous en étions à nous demander comment tuer le temps en attendant de remettre le couvert le soir-même.
« _ Qu'est-ce qu'on fout ? Demanda l'un de mes commensaux, dont je suis lié par une amitié si ancienne déjà, et si forte, que je pardonne bien volontiers la trivialité de son langage.
_ Et si nous allions visiter quelque chose ?
L'idée d'aller nous promener dans ce jardin d'Eden qu'est l'Auxois ne pouvait que me ravir, de plus je ne répugne pas à faire de temps à autre le cicérone, aussi, j'acceptai cette proposition avec la plus grande félicité.
_ Avec allégresse, répondis-je, que souhaitez-vous voir ?
_ Et pourquoi pas Flavigny ?
Je frémis.
_ Flavigny ? m'enquis-je pusillanimement tandis qu'une longue trainée de sueur inondait ma tempe blême, tu veux dire Flavigny-sur-Ozerain ?
_ Oui da ! ».
Mon visage passa du pâle au diaphane.
La goutte de sueur se mua en un prodigieux déluge.
Flavigny sur Ozerain est un village d'apparence charmante, mais il est situé au dessus d'une colline, éloignée de toutes les voies de communication. Il en résulte que ce bourg a été comme totalement oublié du reste de l'humanité depuis le XII° siècle, ce qui fait, on en conviendra volontiers, une sacré paye.
Ce repli sur soi pour le moins prolongé n'a guère contribué à adoucir les moeurs flavigniennes, bien au contraire. Lâchons le mot, Flavigny est sans conteste le village le plus réactionnaire de France.
Toute forme de progressisme, même discrète, même timorée, même feutrée, y est bannie avec la plus brutale sévérité. Un militant de l'UMP passerait là bas pour un gauchiste des plus séditieux.
Pour vous prouver que je n'exagère en rien, apprenez que la personne la plus honnie de ce village a pour nom Jean-Paul II. Oui, oui, Jean Paul II, le précédent locataire du palais du Vatican, ce pape chauve et débonnaire, toujours souriant. Il est considéré là bas comme un révolutionnaire malfaisant, un subversif de la pire espèce, comme l'antéchrist en personne. Vous seriez mieux accueilli au Texas en arborant un T shirt à l'effigie de Ben Laden qu'à Flavigny avec un portrait de Jean Paul II. Ce qu'on ne lui pardonne pas, c'est d'avoir permis que la messe soit prononcée dans un autre idiome que le latin. Cela les flavigniens n'étaient pas prêts de le digérer, c'était révolutionner de façon trop radicale leur mode de vie. Songez que là bas, même l'art gothique, qui a portant connu du XIII° au XV° siècle un honorable petit succès, est considéré comme une mode passagère importée par quelques zazous d'Ile de France, alors une messe en français, pensez donc !
Ce n'est pas pour rien que Monseigneur Lefebvre, le principal opposant aux réformes de Vatican II, trouva à Flavigny le soutien le plus fanatique. Quant à Benoit XVI, malgré ses courageuses réformes, il n'y est guère plus apprécié puisqu'on le surnomme Urina Frigidae.
La porte d'entrée de Flavigny, certes très belle, mais qui ne dénote pas d'un sens démesuré de l'hospitalité.
Vous comprenez mieux à présent d'où venait le frisson qui me parcourait l'échine, l'idée que l'un de mes amis puisse afficher un peu trop ouvertement un signe de modernité nous exposait en effet aux pires représailles. Hélas, comme mon précédent article le laissait supposer, je n'ai pas le permis de conduire, je ne pus m'opposer à ce choix, et nous voilà partis, assis à 6 dans une 4L en direction de ce lieu de vertu et d'anti-débauche.
A peine arrivés, nous nous précipitons à l'abbaye. Moi, quand je vois une abbaye, je ne réfléchis pas : je me précipite. L'angoisse qui me rongeait le ventre s'apaise peu à peu dans la contemplation des chapiteaux sublimes de la crypte carolingienne. Le travail acharné que ces moines ont effectué pour conserver le souvenir de l'art romain ma va droit au coeur, moi qui essaye également de sauvegarder l'art bourguignon. Et puis soudain, alors que j'étais déjà complètement rasséréné par l'harmonie des lieux, un de mes amis osa demander, à haute voix :
"_ Elle date de quand cette abbaye carolingienne ? "
Je manquai de défaillir.
Autour de nous commença à s'amasser un groupe de visiteurs à l'air scandalisé.
Je foudroyai mon ami du regard et préférant ne pas nous attarder plus longuement dans ce lieu après qu'une telle sottise y fût proféré nous partîmes avec toute la précipitation dont je disposais dans l'état de choc où mon esprit gisait.
On a beau dire, l'art carolingien, ça a de la gueule !
Nous nous dirigeâmes ensuite vers la splendide église Saint-Genest. Comble de malchance, celle-ci était fermée par une grille, qui nous permettait d'en observer l'intérieur mais qui nous exposait aux oreilles des passants flavignyens, et par conséquent à leur furie. Le dialogue suivant s'entama, avec toute la familiarité dont mes amis sont capables :
"- Mazette quel jubé ! Pour un jubé, ça c'est un jubé !
- Matez moi un peu cette statue d'ange de l'Annonciation, elle envoit du lourd !
- Saviez-vous mes amis (là c'est moi qui parle) que ce saint lieu est le receptacle de la dépouille de notre très vénérée Saint Reine, (que Dieu ait sont âme) ?
La réponse fusa, comme un balle tirée dans le dos :
-Sainte Reine, qui c'est celle là ?"
Je tâche d'interrompre la question de cet inconscient, qui semblait ignorer que Reine est cette sainte à qui Olibrius pratiqua sans ménagement une décollation de la tête. Trop tard hélas. Deux passants nous avaient distinctement entendus. Le regard qu'il nous jetèrent n'était pas noir, il était ébénique, charbonné, africain ! Je crus voir une écume de bave se former au bord de leurs lèvres, tandis que leurs visages prenait peu à peu la teinte de la lave en fusion. Afin d'éviter un esclandre qui s'annonçait imminent, j'entraine mes amis en courant vers le premier bar venu.
Je commençai à respirer un peu mieux en voyant que le scandale avait été évité. Et finalement nous terminâmes cette visite, au demeurant délicieuse, autour d'une bonne cervoise (la seule boisson fraiche servie dans ce village), tant il est vrai qu'en Bourgogne, même dans ses contrées les plus réactionnaires, tout finit par des beuveries.